L’Intelligence Artificielle, et notamment l’IA générative, transforme profondément les entreprises. L’IA suscite espoirs et craintes : certains voient en cette technologie une opportunité d’améliorer la productivité et de réduire la pénibilité du travail, d’autres redoutent ses impacts sur l’emploi, la surveillance accrue et la perte de sens dans certaines fonctions.
Les accords collectifs, bien que tardivement mobilisés sur le sujet, sont un outil essentiel pour encadrer cette transition. Son intégration dans le monde du travail doit en effet être encadrée par des choix collectifs. Depuis 2017, moins d’un accord sur mille mentionne l’IA, mais cette proportion a été multipliée par 2,5 entre 2018 et 2023, illustrant une prise de conscience croissante et traduisant une émergence progressive d’un sujet stratégique pour le dialogue social en entreprise. Cet article donne des exemples concrets d’accords récents sur le sujet.
1) IA : Un sujet de négociation en devenir
La transformation induite par l’IA nécessite une adaptation des entreprises et des salariés. Pourtant, la négociation autour de ces nouvelles technologies reste à ses débuts. Selon un rapport dans la série « Connaissance de l’emploi » du CEET publié en octobre 2024, les accords mentionnant l’IA visent principalement à préserver l’employabilité et à anticiper les impacts sur les compétences. L’émergence de thèmes comme la transparence des outils, l’éthique et l’explicabilité illustre la volonté de certains acteurs d’encadrer l’adoption de l’IA dans un cadre participatif.
Les accords portant sur l’IA essaient de poser les bases pour garantir un équilibre entre innovation technologique et préservation des intérêts des salariés.
La Confédération européenne des syndicats encourage une approche participative pour intégrer l’IA dans les stratégies d’entreprise. En France, le projet DIALIA « Pour un dialogue social au service des bons usages de l’IA et d’une nouvelle étape de progrès social dans les entreprises et les administrations », piloté par les syndicats, promeut une approche dialoguée pour l’intégration de l’IA dans les entreprises. Cette initiative, alignée sur l’accord-cadre européen sur la digitalisation, incite les entreprises à inclure les représentants du personnel dans les discussions sur les usages et impacts de l’IA, renforçant ainsi le rôle du dialogue social comme levier de transformation.
2) Exemples concrets d’accords intégrant l’Intelligence Artificielle
L’exemple actuellement le plus abouti pour le moment nous semble être le relevé de conclusions édité en novembre dernier, de la concertation avec les organisations syndicales représentatives au sein d’AXA France sur le dialogue social et l’intelligence artificielle.
Ce relevé signale que le 7 novembre 2024, une concertation a eu lieu entre AXA France et les organisations syndicales représentatives afin « de formaliser une démarche de dialogue social sur l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) ».
Lors de cette réunion, deux axes principaux ont été discutés : les lignes directrices de la stratégie IA de l’entreprise, et les principes encadrant le dialogue social autour de cette thématique.
Nous reprenons ici le second point de ce relevé de discussion :
Les principes directeurs du dialogue social au sein d’AXA France sur l’IA
Partager la stratégie en matière d’IA (dans le cadre de la procédure d’information-consultation sur les orientations stratégiques) et réaliser lors du point annuel d’information du CSEC sur les orientations stratégiques un partage sur l’IA. Création d’un comité de suivi IA au sein du CSEC Dès lors qu’un projet est suffisamment défini, il est présenté au sein de l’instance compétente (CSE et/ou CSCCT) en fonction de la nature, de l’importance du projet et du périmètre concerné, en privilégiant un partage selon les étapes successives suivantes : • Les objectifs des expérimentations sont les suivants : • Le cas échéant et en fonction des sujets et périmètres concernés associer des représentants du personnel aux expérimentations • L’étude des projets d’IA prendra en compte, autant que possible, l’analyse des points suivants : Mettre en place des formations pour les représentants du personnel au sein d’AXA France (sur le modèle de la formation Secure GPT réalisée lors du T1 2024) à l’initiative de la Direction. Appréhender les aspects emploi et compétences au travers des dispositifs GEPP existants |
L’accord prévoit ainsi la création d’un comité de suivi spécifique intégré au CSE central. Ce comité, composé de représentants syndicaux et de membres de la direction, a vocation à se réunir régulièrement pour examiner les projets liés à l’IA.
Il favorise une démarche itérative : information initiale, expérimentation, consultation avant déploiement, et suivi après mise en œuvre.
Les expérimentations visent à identifier des cas d’usage pertinents, améliorer les conditions de travail, et évaluer les gains de productivité et de qualité des livrables. Elles prennent également en compte des dimensions telles que l’impact sur la responsabilité sociale (RSE) et les implications économiques.
Pour garantir un dialogue « équilibré », AXA France s’engage à former les représentants du personnel aux enjeux liés à l’IA. Cette démarche, initiée avec des formations comme celle sur "Secure GPT", vise à renforcer les compétences des élus syndicaux sur des technologies spécifiques.
D’autres exemples récents montrent comment l’IA est déjà intégré dans certains accords.
Exemples Entreprise | Contenu de l’accord |
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TF1 | TF1 a signé un accord concernant l'évolution du métier de documentaliste. Grâce à l'automatisation des tâches d'indexation, les documentalistes peuvent désormais se concentrer sur des activités à forte valeur ajoutée, comme la veille éditoriale, le fact-checking et la création de contenus vidéo. Cet accord prévoit également une transition statutaire pour les documentalistes qui souhaitent évoluer vers un rôle de journaliste-documentaliste, reflétant une reconnaissance des nouvelles compétences mobilisées. Ce repositionnement professionnel, accompagné d'une montée en compétences, permet d'aligner les besoins de l'entreprise avec les aspirations des salariés. Ce cas montre comment l'IA redéfinit les contours des métiers sans préalablement les supprimer. |
BNP PARIBAS | Dans son accord de GEPP, BNP Paribas aborde l'impact de l'IA sur les métiers et intègre explicitement l'IA comme un outil d'automatisation des tâches répétitives. Une étude de McKinsey Global Institute, citée dans l'accord, montre que si moins de 5 % des emplois sont totalement automatisables, 60 % incluent environ 1/3 de tâches pouvant l'être. L'accord met en avant des initiatives d'acculturation aux outils d'IA et prévoit des formations pour renforcer les compétences des collaborateurs dans des activités à forte valeur ajoutée, telles que la relation client ou le KYC (Know Your Customer), mais également auprès des partenaires sociaux, comme l'organisation en 2018 de 2 sessions d'une journée et demie auprès de membres du CCE, CHSCT et Délégués syndicaux incluant des interventions d'experts sur la robotique, la cybersécurité, les chatbots, l'intelligence artificielle, etc… L'entreprise adopte une approche proactive : elle anticipe les besoins futurs en compétences et investit dans la formation pour garantir l'employabilité des collaborateurs. Cette stratégie illustre l'importance d'un accompagnement des salariés dans la transition. |
ALLIANCE EMPLOI ET CEGID | Alliance Emploi et Cegid se distinguent par leur approche proactive. Ces entreprises incluent l’IA dans leurs stratégies de transformation et utilisent la GEPP pour anticiper les évolutions des compétences, pour protéger l’employabilité des collaborateurs, et se positionner sur les métiers d’avenir. Chez Cegid, le projet stratégique « Forward.ai » repose sur l'utilisation de l'IA pour améliorer l'efficacité opérationnelle tout en formant les collaborateurs aux nouvelles technologies. Alliance Emploi, quant à lui, identifie les métiers en tension dus à l'IA et propose des parcours de montée en compétences. Pour Alliance Emploi, les secteurs particulièrement concernés sont :
Dans cette optique, Alliance Emploi a inclus dans l’entretien professionnel un volet spécifique pour évaluer et développer les compétences transversales des collaborateurs. Ce point aborde notamment leur maîtrise des outils numériques, d’internet et des applications, même en dehors des exigences immédiates de leur poste actuel. Cette approche vise à préparer les collaborateurs aux défis de demain et à renforcer leur résilience face à l’automatisation croissante. |
Lorsque les entreprises n’ont pas encore formalisé d’accords collectifs sur l’intégration de l’intelligence artificielle, certaines choisissent de modifier leurs chartes informatiques pour encadrer son utilisation. Ces mentions peuvent inclure des règles d’utilisation des outils d’IA, des précautions liées à la confidentialité des données ou des principes éthiques d’usage.
Si cette démarche peut sembler pragmatique dans un contexte où les négociations collectives ne sont pas encore abouties, elle présente plusieurs limites :
- Absence de concertation avec les instances représentatives du personnel (IRP) : Ces modifications sont souvent réalisées de manière unilatérale par l’employeur, sans impliquer les IRP. Cela va à l’encontre de la volonté de construire un dialogue social autour des enjeux de l’intelligence artificielle ;
- Insuffisance en termes de portée juridique : Contrairement à un accord collectif, une charte informatique ne bénéficie pas de la même légitimité ni du même cadre contraignant. Elle peut être perçue comme un engagement unilatéral, facilement modifiable par l’entreprise sans consultation ;
- Manque de prise en compte des impacts sur les salariés : Une charte informatique, bien qu’utile pour poser des principes généraux, ne permet pas de traiter en profondeur les conséquences de l’IA sur les emplois, les compétences ou les conditions de travail.
Cette approche révèle un paradoxe : d’un côté, les entreprises cherchent à encadrer rapidement l’usage de l’IA pour se prémunir des risques liés à ces nouvelles technologies ; de l’autre, elles contournent les élus, ce qui peut générer un sentiment d’exclusion et une défiance parmi les salariés.
Pour pallier ces insuffisances, il serait préférable que les entreprises intègrent ces thématiques dans un cadre plus large, comme les négociations collectives ou les consultations stratégiques au sein des CSE. Cela permettrait non seulement de renforcer la légitimité des mesures adoptées, mais aussi d’assurer une meilleure adhésion des collaborateurs, en s’appuyant sur une co-construction des règles encadrant l’usage de l’IA.
3) Recommandations : Intégrer l’IA dans le dialogue social avec le CSE
Le Comité Social et Economique (CSE) occupe une place centrale dans l’accompagnement de la transformation technologique induite par l’intelligence artificielle. En tant qu’organe de représentation des salariés, il joue un rôle stratégique pour anticiper et encadrer les impacts de l’IA sur les emplois, les compétences et les conditions de travail. Sa mission ne se limite pas à une simple consultation. Il doit être impliqué dès les premières étapes de déploiement des technologies, dans une logique proactive de co-construction.
Pour assurer une adoption responsable de l’Intelligence Artificielle, il est essentiel de renforcer son intégration dans les consultations stratégiques des CSE. Plusieurs recommandations peuvent être formulées :
- Intégrer l’IA dans les consultations sur les orientations stratégiques : Cela permettra aux instances représentatives du personnel de mieux comprendre les impacts prévus et de formuler des recommandations adaptées. Le CSE peut demander des informations détaillées sur les projets liés à l’IA. Il s’agit d’évaluer l’impact de ces innovations sur les métiers, les effectifs et les conditions de travail, mais aussi sur les compétences nécessaires à l’avenir ;
- Veiller aux modalités d’utilisation de l’IA aux entretiens professionnels : Le CSE peut veiller à ce que des dispositifs adaptés de formation, d’accompagnement au changement et de montée en compétences soient mis en place pour garantir l’employabilité des salariés impactés par l’automatisation ou la transformation des tâches ;
- Encourager la transparence et l’éthique : L’IA soulève des questions importantes liées à la transparence, à la confidentialité des données et à la prévention des biais algorithmiques. Le CSE peut exiger la mise en place de politiques claires, en ligne avec les réglementations européennes comme l’AI Act, pour protéger les droits des salariés ;
- Suivi des expérimentations et des projets : La mise en place de comités spécialisés, comme celui instauré chez AXA, permet au CSE de suivre les initiatives IA en temps réel. Ce suivi favorise un dialogue continu avec la direction et offre un espace pour formuler des recommandations ou signaler des points de vigilance ;
- Encadrement des pratiques éthiques : Enfin, le rôle du CSE dans la gouvernance de l’IA ne peut être pleinement efficace que s’il bénéficie d’un renforcement de ses moyens. Cela inclut des formations dédiées aux membres du CSE pour leur permettre de maîtriser les enjeux technologiques et d’interagir avec la direction sur un pied d’égalité. L’objectif est d’assurer une transition technologique juste et équilibrée, où les intérêts des salariés et de l’entreprise convergent.
L’intégration de l’IA dans les entreprises représente une opportunité majeure, mais elle nécessite une gouvernance adaptée et un dialogue social renforcé. Les exemples d’AXA, TF1, et BNP Paribas montrent qu’il est possible d’encadrer cette transition tout en valorisant les compétences des collaborateurs. En promouvant des négociations inclusives et responsables, l’IA peut devenir un levier de transformation positive, au service des salariés.
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